Into the woods ❧ Palareth

J'ai comme un doute alors que j'observe les arbres qui nous cernent, leurs branches griffues comme prêtes à nous enserrer au moindre pas de travers, feuilles accumulées dans le creux de leurs racines dissimulant des nœuds traitres qui ne demandent qu'à nous voir tomber et nous prosterner devant eux. Je sais où nous sommes, ces arbres aux troncs massifs appartiennent clairement au bois de Tulgey, mais... je ne sais plus pourquoi nous sommes là. C'est déjà bon signe, je me souviens de presque tout, nous ne devons pas être entrés depuis longtemps. Ou peut-être que si et que nous n'avons pas avancés ? Je ne sais pas. Je ne sais plus.

Mes mains tremblent alors que je porte mon poignet à mes yeux, délicats rubans de soie jaune soleil maintenant le cadran d'or dont les aiguilles courent encore et toujours, ignorant le trouble qui me saisit. Je ne suis pas certaine de combien de temps me manque. J'ai perdu du temps, perdu un morceau de temps, secondes, minutes, peut-être heures simplement oubliées, inexistantes jusqu'à ce que nous émergions de la forêt. Je sais à quelle heure nous avons déjeuné, à quelle heure nous sommes partis, mais à quelle heure sommes-nous arrivés ici ? Je ne sais plus, comme je ne sais plus pourquoi nous sommes ici. Qu'est-ce qui a bien pu nous attirer en ces lieux honnis, là où viennent se perdre ceux qui ne supportent plus le vide niché dans leur sein ? Est-ce que c'est pour ça que nous sommes là ? J'en doute, lèvre inférieure se faisant boudeuse alors que mes sourcils se froncent et que je caresse machinalement la peluche nichée dans ma besace, compagnon de tous les instants.

"Palareth ? Sais-tu où nous nous trouvons ?"

Peut-être ses souvenirs manquants différent-ils des miens, ou peut-être qu'il n'a encore rien oublier ? Je me permets de douter de ce dernier fait, mais je dois bien admettre ne pas être une experte du bois de Tulgey. Je connais les variétés d'arbres qui s'y trouvent, leur bois une nécessité pour mes horloges et pendules. Je me demande comment font les bûcherons, pour ne pas oublier leur tâche. L'inscrivent-ils sur leur bras ? Coupent-ils les arbres et branches en veillant à ne pas réellement pénétrer ce lieu d'amnésie ? Leur métier est-il si ancré en eux qu'il fait partie de ces choses qu'ils ne peuvent oublier, pas avant d'avoir oublié le reste de leur vie, ne disparaissant qu'avant leur nom, leur âge, leur capacité à marcher ? La forêt marche-t-elle seulement comme ça... je n'en sais rien. Si nous la traversions, finirions-nous par ramper tels des nouveaux-nés privés du confort de la station verticale ? Et le son des secondes qui fuient cesserait-il un instant au fond de mon esprit ? 

De nouveau, j'observe ma montre. Il me manque du temps, du temps a disparu, et j'ignore si je devrais le dire à Palareth. Peut-être est-il déjà venu ? Est-ce pour cela qu'il est certain que trois jours lui manquent, parce qu'il a passé trois jours ici ? Mais que serait-il venu faire ici, je ne peux l'imaginer désireux d'oublier Guinerain... et je ne peux l'imaginer émergeant de ces bois non plus. Et n'aurait-il pas dû retrouver ses jours si il en est ressorti ? C'est ce que disent les rares survivants, que leurs souvenirs leur sont revenus. Leur temps devrait revenir aussi, en ce cas, non ? Il faudra que je leur pose la question. Si je m'en rappelle. L'idée fait monter une vague de contrariété en moi. Avoir perdu du temps, et les raisons de cette perte de temps, m'irrite. Mes lèvres se pincent, mes paupières s'abaissent, mon souffle s'échappe lentement d'entre mes narines. Il faut que je me calme. Que je me calme... et que je me souvienne.

Je sais que je me suis levée comme à l'ordinaire, Palareth ronflant à mes côtés, apparemment venu fuir ses peurs durant la nuit. Je me souviens que nous avons déjeuné de thé et d'épaisses tartines, que les œufs que j'ai tenté de faire fuir ont hélas quelque peu brûlés, ayant été distraite par le choix de ma montre pour le jour. Je me souviens que le soleil avait fini de se lever quand nous avons quitté la maison, brillant dans le ciel déchiré par quelques nuages gris. Mais je ne suis plus certaine de si nous sommes venus directement ici ou non. Je ne sais pas combien de temps me manque. Je déteste perdre mon temps. Je déteste ce trou dans l'écoulement des secondes qui fait écho au trou dans mon esprit. Mes sourcils se froncent alors que je rouvre les yeux et serre les mâchoires. Pourquoi au nom de la Poussière sommes-nous ici ?

Ce mot commençait par un A, j'en étais certain. Enfin presque certain. C'était quelque chose d'important, comme une menace, une sentence, un écriteau dont il fallait se rappeler, un "attention danger" mais en beaucoup plus important, c'était vital. Il était là, sur le bout de la langue, à deux doigts de sortir et pourtant ça ne fonctionnait pas même avec toute la volonté du monde. Pourtant les mots qui sortaient tout seuls, c'était comme une maladie avec moi, ils se contaminaient les uns les autres pour s'expulser sans s'arrêter. Et là, plus rien, zéro, nul, nada, cet idiot refusait catégoriquement de s'inscrire ne serait-ce que dans mon esprit. Je ne l'aimais pas ce mot, il jouait, se moquait, un peu comme s'il se cachait entre les arbres avec un rictus diabolique. Il ricanait avec ses doigts crochus, me tourmentant. Peut être qu'au final il commençait pas un E...

Les pas étaient devenus automatiques, avançant encore et encore de façon aveugle, regard fixé sur les pieds d'Avaïane et les suivant machinalement alors que mon esprit se battait toujours en vain. Ma tête semblait être à des kilomètres de là, enjambant maladroitement un tronc qui s'était couché au beau milieu de mon chemin (quelle drôle d'idée), sans vraiment y prêter attention. Il fallut un certain temps avant que je ne réalise que la blonde me parlait, associant le terme Palareth à l'individu que j'étais. Ne plus connaître son nom, en voilà une drôle de chose.

C'est alors que je pris conscience de la situation, la réalité me rattrapant pour laisser ce mot s'évaporer un peu plus. Poussière, que faisions-nous dans les bois ? Les arbres nous cernaient de partout, chemin à peine visible sous nos pieds alors que la mousse prenait peu à peu possession du sol. C'est drôle, d'habitude j'évitais ce genre d'endroit, enfin depuis que j'ai quitté Ba... Te... Enfin... Soit. Je hausse les épaules en direction de la blonde que je ne parvenais plus à nommer, ça allait me revenir. Comme cet horrible mot si important. « Dans une forêt je crois... enfin si c'est bien le terme exact pour un amas d'arbres pas très joyeux. » Je doutais. Pourquoi je n'étais pas à l'aise ? J'aimais me promener dans ce genre de lieux. Enfin est-ce que je savais ce que j'aimais ? La notion me paraissait compliquée.

Quelque chose s'envole d'un arbre, me faisant faire vote-face dans un sursaut. Je n'aimais pas cet endroit, encore moins que ce mot. Il commençait pas O, c'était ça, un joli O. Je refais un tour sur moi-même pour revenir à ma position initiale. Stop, on arrête tout, d'où sortait cette fille étrange qui gardait les yeux rivés sur sa montre ? Mon regard l'analyse, tout de même méfiant, visage me rappelant vaguement quelque chose. « Excusez-moi, est-ce qu'on se connait ? » La question était indiscrète, mais vu l'endroit je n'avais guère envie d'y mettre les formes et les manières. Puis il valait mieux rester prudent, c'était peut-être une tueuse, un assassin, une criminelle, une folle furieuse.

Une vive douleur s'éveilla dans mes entrailles, mains tremblantes s'enroulant autour de mon tronc pour l'apaiser dans un souffle plaintif. Je n'avais pourtant pas l'air blessé, persuadé qu'un organe manquait à l'appel, un organe important et surtout vital qui commençait pas un G, ça j'en était sûr ou alors un L... La trace de ce mot, l'autre, l'invisible qui me tourmentait, revint encore et encore, se moquant éperdument de moi jusqu'à sonner comme une sentence, s’échappant de mes lèvres que je m'empressais de couvrir d'une main. « Oublié »

Nous avançons, pas s'enchaînant, sentier se faisant moins visible, silence étrange planant entre nous. Malgré moi, je ne peux pas lâcher le cadran de ma montre du regard, temps manquant m'obsédant. Pourquoi me manque t-il du temps, et pourquoi sommes-nous ici ? Qu'est-ce qui a bien pu nous attirer ici ? Et par la Poussière, à quelle heure sommes-nous entrés ici ? Je ne sais plus. J'aurai dû le noter, vraiment. Prendre une aiguille et le coudre sur ma cape, ou l'inscrire dans la chair de mon bras avec un stylet, n'importe quoi. Il faudra que je m'en souvienne, pour la prochaine fois. Prendre de quoi noter notre heure d'entrée, de sorte à ne pas perdre mon temps de la sorte. Perdre la mémoire est bien assez perturbant. D'ailleurs, pourquoi est-ce que Palareth dit que nous sommes dans une forêt ? Je sais que nous sommes une forêt, je suis encore capable de reconnaître le bois de Tulgey. Oh bien. Je suppose que j'ai dû lui poser la question. la formulation de sa réponse est légèrement étrange, par contre. Il a dû oublier son thé, je suppose.

Mes sourcils se froncent tandis que Palareth se tourne vers moi et rouvre la bouche. Qui suis-je ? Vraiment ? Poussière. Il semblerait que j'ai trop vite balayé son comportement, et sa remarque sur la forêt. Je me sens pâlir alors que le mot terrible échappe à l'Amputé. Oublié. Je n'ose même pas imaginer tout ce qui a pu quitter sa mémoire, ma main couvrant machinalement ma montre. Il a perdu plus que du temps... si il m'a oublié, qu'a-t-il oublié d'autre ? Sa femme ? Guinerain ? J'espère que non, tandis que je plaque un sourire calme sur mes lèvres. Tout va bien. Il va retrouver la mémoire. Il faut juste continuer d'avancer, sortir d'ici, et... et quoi, déjà ? Songeuse, je mords ma lèvre. J'ai encore perdu un morceau. Pourquoi est-ce que nous devons sortir d'ici, déjà ? Outre le fait que nous ne pouvons pas vivre dans un bois, bien sûr. Machinalement, je me tourne vers Palareth.

"Dis, tu te souviens par où est la maison ? Et où est ta Guinerain ? Je croyais que tu n'aimais pas être séparé d'elle ?"

Quelque chose sonne faux. Pourquoi est-ce que Palareth ne me reconnait pas, pourquoi est-ce que son daemon n'est pas avec lui ? Un soupçon se faufile dans mon esprit, me faisant me tourner entièrement fixant un regard méfiant sur l'homme dépourvu de furet, doigt accusateur pointé dans sa direction.

"Qui êtes-vous ? Vous n'êtes pas Palareth, Palareth a une Guinerain ! Et il aurait déjà râlé pour du thé, ou il aurait trébuché sur une racine ! Et il ne serait certainement pas aussi silencieux ! Qu'est-ce que vous avez fait de lui ?! Je vous préviens, si vous ne répondez pas, je ferai retarder toutes vos montres de trois ans !"

Même si je ne suis pas tout à fait certaine de comment réussir tel tour de force, je suis déterminée. Je ne sais pas qui est cette personne, mais ce n'est pas Palareth, Palareth a une Guinerain, et parle trop, et boit du thé en quantités dignes d'un Wonderlandien. Même si une petite part de moi à l'impression que je mélange mes Palareth, qu'ils n'appartiennent pas au même temps. Mais c'est absurde, le temps est la seule chose que je connaisse, si je perds les temps des gens en plus de mon temps, je me perds moi-même. Et de toute évidence, je ne me suis pas perdue. J'ai juste perdu un morceau. Je crois... Je cligne des yeux, contemplant les arbres autour de nous, notant les branches griffues et les racines noueuses. Qu'est-ce que nous faisons au milieu du bois de Tulgey ?

C'était devenu une sorte d'incantation, quelques lettres me raccrochant à la réalité qui me hurlant de faire demi-tour et sortir de ce fichu bois au plus vite. Oublier. Oublier. Oublier. Et bien entendu, je ne parvenais pas à retrouver ce qui avait été oublié. Mes jambes étaient désormais incapables de décoller, faire un pas de plus, tremblantes et tenant à peine debout comme deux bâtons fragiles affrontant le vent. Le mal devenait intense, mordant brûlant et les premiers mots de la blonde raisonnaient dans mon esprit, une phrase avec quelques lettres qui furent pour moi un détonateur. Guinerain. Ce mot là, il était important, lourd de sens, secret et surtout interdit. Je le décortiquait, lettre par lettre, retrouvant peu à peu sa signification. Du thé, il me fallait du thé. Ma main glissa dans la maigre sacoche contenant la précieuse gourde, apaisant le mal au fil des gorgée. Je détestait le thé froid, mais je n'avais guère vraiment le choix.

« Guinerain. » Non vraiment je ne devais pas prononcer ce mot, regard vitreux dans le vide tandis que je cherchais les images, doigts cherchant quelque chose de particulier. C'était ça, j'étais ici pour chercher ce quelque chose, forme étrange adoptant les traits d'un furet. L'image floue et lointaine s'imposait à mon esprit, persuadé d'avoir entendu cette voix autrefois si familière provenant d'entre les arbres, m'y glissant sans aucune conscience du danger, refusant d'abandonner et d'admettre qu'il ne s'agissait que d'une hallucination. Il fallait que je cherche, que je continue à retourner la moindre parcelle, je devais la retrouver, c'était vital. Elle était cet organe qui me manquait, cause des désastres douloureux. Mes jambes se décolèrent enfin du sol, entamant un pas avant que je ne me rende compte que je ne savais pas par où commencer. Où avait-elle fuit ? Le lien ne devait pas être si grand et extensible.

L'énervement de la blonde me coupa dans mon élan, lui offrant un regard de total incompréhension alors que moi-même je n’emmêlais dans ma propre mémoire. Je ne comprenais pas un traître mot, doigts continuant à gesticuler nerveusement alors que je ne savais pas quoi faire ou répondre. Déjà je ne parvenais plus à situer qui j'étais, accusations m'embrouillant. Mes lèvres s'ouvrirent, mots sortant automatiquement et s'enchainant, la voix à peine chevrotante, hésitante.

« Je dois la retrouver, c'est d'une importance vitale. Je n'ai pas le temps d'écouter ce genre d'enfantillages absurdes. A moins que je ne sois effectivement pas moi-même ? Dans-ce cas j'ai un problème avec ma mémoire, enfin je pense. D'habitude c'est avec les montres que j'ai un problème. Tout ça devient compliqué. Elle est bizarre cette forêt, je ne l'aime pas beaucoup en fait. Par où il faut que j'aille ? Vous n'auriez pas vu un furet par hasard ? Le genre quarante-deux centimètres, environ un kilo et demi, pelage clair, pattes et queue sombre et les yeux bandés ? Enfin non c'est idiot, quelque chose cloche mais pas moyen de savoir quoi. Oublié. J'ai ce mot qui tourne sans cesse dans mon esprit, mais oublié quoi ? Je ne suis même pas sûr de savoir qui je suis. Dites, vous n'auriez pas vu un furet par hasard ? Je rêves ou tu viens d'insinuer que je suis maladroit ? Franchement tu me sous-estimes ! Pourquoi je tutoie d'ailleurs ? Est-ce qu'on se connait ? Votre visage me dit quelque chose, mais quoi ? Dites vous n'auriez pas vu un furet par hasard ? Qu'est-ce que je fais là déjà ? »

Ma bouche resta grande ouverte un instant, bras en l'air se coupant au beau milieu d'un grand geste, perdant le fil de pensée et de mots. Elle se referma, mains retrouvant le long du reste de mon corps, oubliant que je venais de me lancer dans un énième monologue. Je ne devais pas rester ici, il fallait avancer ou reculer, enfin je ne savais plus trop. Quel était la différence après tout ? La sueur commençait à perler sur mon front, témoignant de l'inquiétude et de l'angoisse qui régnait dans ces lieux. Quelle idée d'être venu en forêt.

Oublié. C'est le thème de la journée, il semblerait, tandis que j'oublie ma crainte face à cet étranger familier qui est Palareth ou ne l'est pas selon l'instant, que j'oublie mon inquiétude de me trouver dans cette forêt sans raison. A la place, j'écoute, me persuadant lentement que l'étranger en face de moi est bien Palareth. Je ne vois pas pourquoi il cherche un furet par contre... ah si, c'est vrai, Guinerain. Il faut décidément que nous serions d'ici, je réfléchirai mieux loin de l'ombre des arbres, j'en suis certaine. De toutes façons, cet endroit me persuade que je n'aime pas les arbres. Ou plutôt si, je les aimes sous forme de buches craquant gaiement dans ma cheminée, ou d'éléments à travailler pour mes horloges. C'est ce que je fais après tout, je fais des horloges. C'est important, les horloges. Ça sert à retrouver le temps. Ou c'est à le suivre ? J'ai un doute. Qu'importe. Le principal, c'est que les horloges servent au temps. C'est la seule chose que je suis certaine de ne pas oublier, le temps, même en en ayant perdu un bout.

De nouveau, je cligne des yeux, discours de Palareth (note: il s'agit bel et bien de Palareth, inutile de faire retarder sa montre, elle le fait déjà très bien elle même même si je ne me souviens du comment ni du pourquoi et ne peut que supposer qu'elle ne l'aime pas, même si ce serait étrange) touchant enfin à sa fin. Poussière, cet homme sait parler. Comment fait-il pour ne pas se faire étrangler par ses mots ? Est-ce que c'est pour ça qu'il parle tant, pour éviter d'exploser sous leur pression tandis qu'ils grandissent à l'intérieur de lui ?

"Elle n'est pas perdue, Guinerain ? Tu l'avais perdue il me semble, ou je me mélange avec l'Eysteinn que j'ai perdu, même si je n'ai pas la moindre idée de ce que s'est qu'un Eysteinn. Est-ce que c'est utile ? C'est le nom d'une montre, peut-être ? J'ai un trou. Littéralement. Figurativement ? Dis, tu penses que j'aurai remarqué si j'avais un trou quelque part ? Enfin, pourquoi je te demande ça, tu n'en as aucune idée j'en mettrai un théier à couper. Ou pas. C'est pratique les théiers après tout. Je me demande bien comment vous dites, à Telgram. Qu'est-ce que vous mettez à couper, si vous aimez pas les théiers ? Vos Daemons ? Ça ferait pas répétitif ? Et pourquoi je parle autant moi, mes engrenages ont un réel besoin d'être graissés je crois, ils s'enraillent..."

L'idée m'inquiète, mes yeux se fermant un instant, longue inspiration emplissant mes poumons avant qu'ils ne se vident en une lente inspiration. Respire, Ava, respire. Il faut sortir d'ici. Maintenant. Il y a deux heures. Hier. Il faut sortir d'ici, il ne faut pas entrer. Mais il est trop tard pour remonter le temps, hélas. Il faut juste se remettre en marche, et descendre sa rivière. Ou la remonter. Je ne me souviens pas du sens dans lequel il coule.

"Bref. Un furet, c'est ça ? Ça devrait pouvoir se trouver, ça vit bien en forêt, les furets, non ?"

Ma main se referme sur celle de Palareth tandis que je me remets en marche, déterminée à sortir d'ici. Cette forêt ne me dit rien qui vaille, et qui sait, peut-être que nous trouverons ce que nous cherchons une fois dehors ? Comme le furet de l'Amputé dont je tire la main. Je me demande bien ce qu'il compte en faire... Une ration de secours, peut-être ? Quoique je ne sais pas si il y aurait assez à manger.

Les feuilles crissent sous nos pas, souvenirs tombant en pièces avec elles, puzzle de mon esprit se morcelant lentement.

Le regard se pose partout sur les arbres, les branches et même la mousse verdâtre et humide. Tiens la mousse, c'est confortable ? Et si j'en remplissais ma couche ? Je dormirai peut-être mieux ? J'ai l'impression de ne plus avoir dormi depuis une éternité, souvenirs d'un lit se faisant lointains et presque inaccessibles. Je dois oublier à cause de la fatigue, ça doit être ça. Tiens et si j'entamais un petit somme, la blonde pourrait me réveiller avant que la nuit tombe ou alors demain matin. Quelle heure est-il déjà ? Je n'ose pas regarder ma montre, je sais qu'elle me ment et continue de me mentir sans cesse. Ça je m'en souvient parfaitement bien en revanche. C'est fou comme il y a des choses qui sont bien encrées profondément dans la cervelle.

Je ne comprends pas un traître mot qui sortent des lèvres de la jeune femme, haussant un sourcil, dubitatif. Est-ce qu'elle allait bien ? Elle n'en avait pas l'air. Enfin je ne devais pas avoir l'air bien, surtout après avoir ramassé un petit tas de mousse que le caresse dans mes mains. Honnêtement, j'imaginais ça beaucoup plus doux et sans cette odeur de terre fraîche et humide, je préfère l'odeur des sapins, même si je n'aime pas cette forêt. Je suis difficile aujourd'hui, je ne sais plus ce que j'aime ou non.

« Pourquoi tu aurais un trou ? C'est moche les trous, ça doit faire mal aussi et puis bizarre. Imagine les repas, tout doit sortir, on doit mourir de faim. Sauf si tu te prends pour une passoire, là forcément je ne sais pas faire grand chose pour toi. Pourquoi est-ce que je raconte tout ça ? » Le morceau de mousse verte passe par dessus mon épaule, le laissant tomber tout comme je laissais tomber cette conversation qui n'avait ni queue, ni tête. Faut dire que j'avais aussi oublié ce qu'elle venait de dire, c'était entré par une oreille et ressorti aussi sec par l'autre sans même prendre la peine de s'enregistrer. C'était frustrant, surtout lorsqu'on avait une tendance à beaucoup parler et vouloir répondre un monologue digne de ce nom.

« Un furet ? Pourquoi un furet ? C'est énervant, ça saute partout, en plus ça a une sacrée mâchoire pleine de dents pointues et je ne parle même pas des griffes ! D'accord j’admets que pour chasser les souris, c'est efficace, y a pas à dire, mais qu'est-ce que je ferai avec un furet moi ? Surtout la nuit, quand ça fait du bruit, on dirait qu'ils reproduisent un rire dans une langue inconnue. Moi qui ne dort déjà pas beaucoup, ça me ferait une belle jambe. »

Je me fais soudainement entrainé, main prisonnière de celle de la jeune femme qui me tire Poussière sait où. Ma bouche s'ouvre, outré, yeux exorbités qui cherchent une issue. Le plus ridicule dans l'histoire, c'est que mon corps la suit, se laissant embarquer sans résistance, je ne m'en rend pas vraiment compte, comme si j'oubliai de récupérer ma main et de tirer un coup sec. Elle n'est pas bien grande, probablement pas bien costaude non plus dans un sens. Cela dit, mes lèvres s'ouvre, mes cordes vocales s'agitent, la voix grave monte de plus en plus.

« Non mais lâchez-moi ! Je ne vous permet pas de prendre ma main nue comme ça ! C'est indécent ! Impoli ! Et puis mes mains sont moites, je n'aime pas cette sensation ! Au secours ! A l'assassin ! On me kidnappe et me retient contre mon gré ! Une blonde qui croit être une passoire m'a jeté un sort pour que je ne me souvienne plus de rien ! Je vais mourir ! Elle va m'engraisser dans sa maison au fond de la forêt où on ne m’entendra pas hurler ! AU SECOUUUUUUUUUUUURS !!»

Je ris tandis que Palareth parle, son discours m'amusant. Qu'est-ce que c'est que cette histoire de passoire, et ne parlons même pas de ses remarques sur les furets qui me font me plier d'hilarité pour une raison que je ne comprends pas. Pour une quelconque raison, le fait que Palareth parle de la sorte des furets me semble délicieusement ironique et complètement incompréhensible. Mais nous nous mettons en marche, ma prise autour de sa main l'entrainant à ma suite, souvenirs s'écoulant hors de moi en un flux qui va de plus en plus vite, plus rapide même que l'écoulement des secondes. Seul le bruit des pas perce mon esprit presque silencieux. J'en oublie que ma main enserre un poignet, concentrée uniquement sur ce que je cherche.

La voix qui résonne soudain derrière moi me fait bondir, mes yeux se posant sur l'inconnu derrière moi alors que je manque trébucher. Mais mes pieds continuent à avancer, ma prise sur l'étranger ne se desserrant pas, me laissant incrédule. Un kidnapping ? Où ça ? Qui se fait kidnapper ? Lui ? Mais je ne le kidnappe pas, et j'ai une vague impression que c'est moi qui me fais kidnapper à l'ordinaire, même si l'idée est entièrement insensée. Les kidnappings sont une perte de temps, j'en suis persuadée. Je crois. Mes sourcils se froncent à cette idée, sans que je ne ralentisse, ma bouche répliquant d'elle-même.

"Vous êtes bien placé pour dire ça, qui me dit que vous ne m'avez pas kidnappée d'abord ? Le fait que je tienne votre main ? Comme si c'était une preuve, si ça se trouve vous m'avez menacée et j'ai oublié de quoi entre-temps ! Et je ne suis pas une passoire, je suis une clepsydre, merci ! Ça ne sert à rien les passoires, on ne peut même pas s'en servir comme chapeau sans attraper une insolation ! Pour ce qui est du reste... je ne saurai dire, je suis presque sure de ne pas habiter ici, les arbres ne sont pas assez confortables, et puis comment est-ce que je saurai où est mon chez-moi si je m'en rappelle pas, hein ? Quoique effectivement peut-être que j'habite ici, pour le coup... Bref, taisez-vous, vous m'embêtez avec vos cris, on croirait que vous allez à l'abattoir ! Faites silence et marchez, voulez-vous ?"

Mes pas se font moins sûrs, plus lents, tandis que les arbres commencent à s'éloigner insensiblement à s'éloigner les uns des autres, la lumière qui filtre à travers leur feuillage moins glauque et moite. Machinalement, mon regard se porte à l'objet autour de mon poignet, notant les aiguilles et les chiffres sans saisir leur sens. Est-ce que c'est un aide-mémoire ? Étrange aide-mémoire en ce cas, et pourtant je connais cet objet qui emprisonne mon poignet de ses rubans, l'idée de m'en séparer me révoltant presque, aiguille fine à la course constante presque reposante à fixer. Je m'arrête malgré moi, hypnotisée par les mouvements, oreille enregistrant un tic-tac léger comme un murmure. C'est beau, cette chose. Mais pourquoi est-ce que je l'ai ? Je me retourne, me saisissant des poignets de l'étranger et remontant ses manches, notant qu'il n'a pas cet objet à son poignet. Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu'il n'a pas quelque chose d'aussi joli ? Tout le monde devrait en avoir un, c'est beau et c'est apaisant comme une berceuse. Je me sens presque... triste, de voir qu'il n'a pas ce délicat boitier plein d'aiguilles qui dansent le long des chiffres.

Mes pieds reprennent leur marche, mousse laissant lentement la place à l'herbe tandis que les arbres continuent de s'espacer, lumière se faisant toujours moins verte, toujours plus dorée, jouant le long des troncs et des feuilles. C'est beau, tandis que de nouveau je m'arrête. Elle est belle cette lumière, elle me fait penser au boitier à mon poignet, et je m'amuse de la façon dont elle se réfléchit sur les rubans satinés et sur le verre et le métal polis. C'est joli. Tout ce lieu est joli, mes yeux enregistrant le décor tandis que je tournoie sur moi-même, admirant les feuilles, le mélange de l'herbe et de la mousse, les racines dépassant du sol et les rochers qui le parsèment avant de m'installer sur l'un d'entre eux, fixant l'homme derrière moi avec une curiosité non-feinte. Je lui tenais la main, non ? Il me semble.

"Excusez-moi, mais qui êtes-vous ? Il me semble que vous me suiviez, mais je ne saurai dire pourquoi. Est-ce que vous sauriez quel est cet endroit ? Il est certainement beau, habiter à sa lisière doit être très agréable... Vous ne sauriez pas où j'habite, par hasard ? Habiter près d'ici serait trop beau, je suppose. Actuellement, ne répondez pas, ça me reviendra sans doute un jour. Par contre, je voudrais bien savoir pourquoi je vous tenais la main, ce n'est pas très convenable après tout."

Mes mains se croisent sur mes genoux, chevilles s'enlaçant, mon regard se fixant sur le visage de l'inconnu, le dévisageant ouvertement. Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais il ne me fait pas peur. Peut-être parce qu'il semble quelque peu... absurde ? Il a certainement de longs bras et de longues jambes, et ils lui confèrent un côté dégingandé plus amusant que terrifiant.

L'interrogation règne soudainement. Vu le peu de résistance de mon corps qui se met à ne pas vouloir écouter mon esprit, peut-être que la blonde avait raison, peut-être que c'était moi le vile kidnappeur qui allait engraisser cette jeune femme. L'idée me choque légèrement, moi ? Faire du mal ? Est-ce que c'était ça ? Est-ce que j'étais un ogre mangeur d'homme qui se tapis au milieu des bois ? Ça justifierai la faim, mon estomac se creuse en un grondement sinistre qui semble confirmer la théorie. Ma langue passe sur la tranche de mes dents, me demandant pourquoi elles n'étaient pas pointues, après tout un ogre doit avoir de nombreuses canines pour dévorer la chair fraîche.

Ma démarche ralentis, pas s'enchainant de manière automatique alors que mes réflexions sur les ogres prolifèrent. Je dois probablement avoir une cabane couverte de mousse quelque part ou de boue. Ça ne doit pas être très propre un ogre et je ne sais pas vraiment pourquoi cette réflexion ne m'enchante pas. Peut-être que je suis une créature maniaque et marginale, d'où la solitude. Enfin est-ce que je vis seul ? Bonne question.

Les questions de la demoiselle me sortent de mes interrogations personnelles. Les mots semblent confirmer les théories, enfin si on plisse les yeux, dans le noir et avec un bruit de fond dans les oreilles. « Je ne sais pas trop, il semblerait que je sois un ogre mangeur d'hommes et de jeunes filles, ça doit être pour ça que je vous suis. D'ailleurs il me semble que c'est le bon moment pour vous attraper et aller vous faire rôtir dans ma caverne qui doit être derrière ces arbres. Enfin je m'excuse, je crois que je n'aime pas être un ogre, c'est sale, ça pue et c'est ronchon et puis je ne suis pas vraiment un cordon bleu niveau cuisine. Vous me trouvez ronchon ? Ah et si vous pouviez ne pas trop vois débattre, je n'ai pas envie d'être tout courbaturé. De plus je tiens à cette redingote, je ne sais pas vraiment pourquoi elle est vieille, rapiécée et poussiéreuse. J'aurais bien dit "c'est ma femme qui me l'a faite", mais un ogre n'a pas vraiment de femme je me trompe ? »

Le ton était plus que sérieux, me penchant vers la blonde pour la saisir et la passer par dessus mon épaule tout en la tenant fermement, le tout sans la moindre haine ou hostilité, j'étais tout ce qu'il y avait de plus calme et serein. J'accélérais le pas, à deux doigts de courir. Pour un ogre, je n'avais pas vraiment une force surhumaine après tout. Les arbres finirent par disparaître, presque course continuant encore et encore dans une direction qui m'étais totalement inconnue. Enfin jusqu'à ce que quelque chose cloche.

Un tas de pommes. Pourquoi y avait-il un tas de pommes ? Je m'en souvenais maintenant, j'aimais les pommes, leurs goûts sucré et acide, leur chair croquante et leur goût délicieux dans les pâtisseries. Avaïane ! Je la repose vite fait en réalisant que c'était elle que je tenais tel un sac de pommes de terre dans mes bras. Je retrouvais mes esprits, les souvenirs, la mémoire. Je faisais l'inventaire dans ma tête, Palareth Leodeheris Balshilek, ex-greffier en chef, trente-deux ans, marié, pas d'enfants, avait pour Daemon un furet putoisé nommé Guinerain, disparu au bout de quatre semaines dans ce monde. Ça devait être à peu près bon.

« Je... euh... tout va bien ? C'est le bois de Tulgey ? Qu'est-ce qu'on fait près du bois de Tulgey ? Mais c'est idiot ! Inconscient ! Stupide ! Est-ce qu'on en vient ? Et on a survécu ? En un morceau ? Je crois que ma tête y est, enfin j'en suis pas tout à fait sûr, mais du moins dans les grandes lignes. C'est bizarre ces pommes, mais elles me donnent faim, ça fait une éternité que je n'ai pas mangé de pommes et avec du thé, un régal ! »

Un ogre ? Je peux sentir la panique figer mes membres et glacer mes veines alors que l'inconnu avoue penser être un ogre, me trouvant incapable de me débattre tandis que je me retrouve sur une épaule qui s'enfonce douloureusement dans mon sternum et rend ma respiration sifflante. Un ogre, qui m'emporte sur son épaule, prêt à me dévorer. Mes poings hésitent, prêts à marteler, se trouvant à la place à s'accrocher à la veste si usée tandis que les arbres continuent de s'éclaircir et que mon visage se renfrogne. Je veux me débattre, mais mes mains ne veulent pas, et mes yeux trouvent à la place le boitier, observant les fines lames qui se déplacent en un tic-tac digne d'une berceuse. Je ne remarque même pas que nous sommes sortis du bois, trop absorbée dans ma contemplation. Je ne remarque même pas l'instant où le boitier se refait montre, les lamelles aiguilles, le son écoulement du temps plutôt que berceuse, ne sortant de ma transe que lorsque mes pieds retrouvent le sol.

Mes yeux s'arrachent à la montre, clignant face à la lumière, pièces tombant en cascades en place, se mélangeant parfois. Eysteinn - non, Avaïane - horlogère, vieille fille, régulièrement kidnappée, ici avec Palareth, celui que j'ai adopté comme un presque grand-frère. Et nous avons survécu au Bois de Tulgey, où je nous avais entraîné dans l'espoir d'un raccourci, trop obsédée par l'idée que nous allions être en retard pour me rendre du danger auquel je nous ai exposé. Imbécile que je fais, manquant nous tuer pour une ponctualité que nous n'aurons pas trouvé, toujours en retour, encore plus en retard ! Je m'en haïrais si Palareth n'avait pas trouvé sa surprise, discours me tirant un sourire avant que je ne lui place une pomme dans la main, bouche s'animant d'elle-même.

"Bon anniversaire ! Elles sont pour toi, et je suppose qu'avoir survécu à Tulgey fait aussi partie de ton cadeau, même si je n'aurai pas dû nous y amener du tout. Bref, je sais qu'elles te manquaient, et vu que je préfère ne pas en avoir à la maison à cause de ma réaction, je les ai mises là du coup, en plus, c'est joli comme endroit non ? Même si on aurait dû arriver plus tôt, enfin, tant pis, je suppose que je peux faire une exception, on a pas trente-trois ans tous les jours ! Ça fait quoi, de fêter ton anniversaire ici ? Tu es content de ton cadeau ? Poussière, je crois que tu m'as vraiment transmis ton goût des longs discours, mes mots ne m'obéissent plus !"

Mes mains pour leur part se tordent un instant avant de plonger dans mon sac, en extrayant ma peluche et l'écrasant contre moi, tissu râpeux à la douce fragrance de thé et de métal me réconfortant tandis que je tente de composer mon visage en une expression moins hagarde de remords, joie et crainte. C'est l'anniversaire de Palareth après tout, il faut sourire, mes lèvres formant la mimique attendue, un brin crispée malgré tout d'appréhension. Mes mains continuent de fouiller dans ma besace, en extrayant une flasque de thé, de celles qui sont doublées de telle sorte que le liquide reste chaud plus longtemps, rapidement rejointe par des biscuits de pain d'épices enveloppés dans le tissu que je dépose à côté des pommes. Une chance qu'ils n'aient pas été écrasé, et que je n'ai pas perdu cette grosse flasque isotherme, ou notre pique-nique aurait été nettement moins agréable tandis que je m'installe tranquillement au sol, servant Palareth avant de me verser une tasse dans un des deux gobelets de métal extraits de la besace dont le contenu me surprend moi-même, pièces pas encore entièrement à leurs places.

"Bon appétit ! Et encore bon anniversaire, puisses-tu passer un bon restant de journée ! Désolée, apparemment je n'ai pas de bougies ou je les ai perdus, les morceaux ne se sont pas tous remis en place. C'est bizarre quand même, de perdre et retrouver la mémoire, tu ne trouves pas ? Dire que ça fait près d'un an que tu es ici... je n'aurai vraiment pas pensé pouvoir fêter ton anniversaire avec toi !"

Pourquoi est-ce que j'insiste autant sur le temps qu'il a passé ici ? Même moi je ne suis pas sûre... une impression qu'il ne devrait plus être là, que sa présence continue est une quasi-anomalie, pièce glissant en place mais trop lentement pour que je puisse en faire sens. C'est frustrant, sourcils se fronçant distraitement tandis que je prends une gorgée de thé plus tiède que chaud (c'est toujours mieux que du thé froid) et joue avec mon biscuit avant de mordre dedans, déterminée. Bah, ça me reviendra. Autant profiter du reste de l'après-midi.

Mes yeux s'écarquillent face à l'annonce d'Avaïane. Mon anniversaire ? Comment ça " mon anniversaire" ? Je ne savais pas trop si elle se trompait de date ou si c'était moi qui perdait le fil à cause de ce voyage étrange dans cette forêt qui me revenait. Oh Poussière Guinerain pardonne-moi pour toutes ces idioties que j'ai pu dire ! Pour une fois j'étais plutôt heureux qu'elle ne soit plus là pour entendre les atrocités qui me revenaient en tête. Puis un ogre, comment un seul instant j'ai pu imaginer être un ogre, en admettant qu'ils existent. Enfin ici peut-être que c'était possible, vu les créatures étranges qui peuplaient ce monde.

J'acquiesce à la jeune blonde pour la remercier, mordant à pleine dents dans le fruit sucré. Quelque chose n'allait pas, je l'avais sur le bout de la langue, c'était dérageant, comme un pépin de pomme qui se coince entre les dents, une petite tâche dans le décors et rien ne venait. C'était là, évident, visible comme le nez au beau milieu du visage, comme un éléphant dans un magasin de porcelaine et pourtant je ne parvenais pas à le voir. Trente-trois ans. Non ça n'allait pas, j'aimais les anniversaires, même si le temps qui passe n'était pas mon fort, mais là l'envie n'était étrangement pas à la fête. Pourquoi j'avais soudainement l'impression de ne pas être à ma place, une tâche indélébile dans une peinture et qui n'a rien à faire là. Même la pomme pourtant juteuse à souhait fini par me paraître fade. Je dois probablement me faire des idées, probablement ce bois qui fait remonter des souvenirs après les avoir fait perdre.

Avaïane ré-ouvre la bouche et son discours me glace le sang, me pétrifie. Trente-trois ans. Quel jour étions-nous exactement ? Cette question devenait une obsession, cherchant l'image d'un calendrier. Presque un an. La pomme entamée tombe sur le sol et percute la mousse dans un bruit sourd avant de rouler à mes pieds. C'est drôle, j'ai l'impression que ma tête vient de produire le même son à l'intérieur. Ma bouche reste entre-ouverte, figée alors qu'elle était à quelques millimètres de mordre à nouveau, le regard se perd loin beaucoup trop loin alors que la panique monte, faisant tressaillir mes jambes. Le vertige monte lui aussi alors que la claque frappe à nouveau.

« Ava, il faut que je rentre. » Les mots étaient sortis seuls, automatiquement en poussant mes lèvres. Je n'étais même pas certains des mots employés, du ton, pas certain non plus qu'ils étaient sortit ou fassent écho à mes pensées. Un an. Il peut se passer tant de choses en un an, une guerre, une catastrophe, l'arrivée d'un grand chef, la montée d'une rébellion, un divorce, des morts, des maladies. C'est beaucoup plus qu'en une seule petite minute. Je cherche le sol, vu mes jambes, il valait peut-être mieux que je m'installe au sol. « Enfin pas au campement, à Balgram. » Je me sens forcé de me justifier, être certains que ce n'était pas sa surprise que je voulais fuir. Au fond était-ce vraiment une bonne idée d'y retourner ? Sachant le sort qui me saurait plus que probablement réservé, à moisir au milieu des Limbes seul. En comparaison l'Autre Côté était un centre de vacances, s'il n'y avait pas cet espoir infime concernant Liscialle, j'y serait plus que probablement resté. Ce n'était pas comme si Guine allait réapparaître comme par magie à mon retour de toute manière. Mais je devais savoir, après tout ce n'était pas comme si je n'avais en réalité pas eu le temps de méditer sur cette question.

« C'est idiot de vouloir y retourner, ce monde n'a rien à voir avec celui-ci tu sais. Telgram est... fait de murs et de frontières, de lois stupides et monstrueuses, enfin à mes yeux. Je crois que je ne t'ai jamais dis ce que je faisais ici, mais j'imagine que tu ne me vois pas avoir tué quelqu'un. J'avais du pouvoir, des privilège et j'ai juste voulu m'en servir pour contourner les choses, empêcher qu'on balance des mioches et les séparer de leurs âmes pour quelques bouchées de pain qu'ils ont volés. C'est marrant pour une fois que mon nom servait pour quelque chose de bien. Au final ça n'a rien changé puisque je suis ici. C'est idiot hein ? Et moi je veux y retourner. Je ne suis même pas certain que ma femme m'ait attendue, un an c'est long et connaissant son volatile de Daemon il a du la remonter à bloc contre moi. J'ai juste envie de rentrer chez moi alors que je n'en ai probablement plus. C'est stupide avoue. » Ça sortait encore et encore, sans jamais s'arrêter, pannique se mêlant à la nervosité, à l'excitation. Pendant ce temps je frottais une pomme encore et encore si bien que sa chaire se mettait à reluire.

Rentrer. A Balgram. Le sourire glisse de mes lèvres tandis que je me rappelle enfin de pourquoi j'ai autant insisté sur cet anniversaire, sur le passage du temps. Il est là depuis trop longtemps, sentence achevée, c'était pour ça que je voulais l'amener là et célébrer son anniversaire, pour lui faire comprendre. J'ai réussi, Palareth a enfin compris, Palareth va rentrer. Et contre toute attente, j'ai de grandes difficultés à me réjouir de cette idée. Je ne veux pas qu'il disparaisse comme ça, qu'il me laisse derrière. C'est égoïste de ma part, mais je ne veux pas le perdre, pas alors que je le considère comme un presque membre de ma famille. Je ne veux pas me sentir orpheline de nouveau. Mais il a fini sa sentence, et il est marié, et je crois ce qu'il vient de me confier, je sais qu'il n'est pas un criminel, et il n'est pas non plus de eux qui n'ont plus la moindre attache. Il faut qu'il rentre, et je range le pique-nique, empaquette les pommes, nous verse une dernière tasse de thé avant de tendre la main à mon grand frère qui doit rentrer à la main, pâle sourire aux lèvres. Je ne veux pas qu'il s'inquiète pour moi.

"Temps de chercher un Passage, alors, tu ne penses pas ?"

Nous nous mettons en marche, silence entrecoupé de discussions tandis que nos jambes dévorent la distance, mon esprit parcourant les rumeurs que j'ai pu entendre à la recherche d'indices quant à la localisation d'un Passage. Je profite de ce que Palareth soit encore là pour le couvrir de questions sur son monde, ce Telgram si étrange où les gens sont entiers, où les machines volent. Est-ce qu'il y a des gens qui ont le même Daemon, le même nom pour leur Daemon ? Comment est-ce que leurs bateaux volent, comment est-ce que leurs horlogers travaillent, comment est-ce qu'ils font pour ne pas toucher les Daemons des gens dans les rues, est-ce que leur thé est bon, est-ce que leurs manières sont différentes des nôtres, questions sans liens ni logiques qui ne trouvent pas toujours de réponses, mais qu'importe. Les abords de la forêt disparaissent derrière nous tandis que le ciel commence à se teinter de chaudes nuances de rose et d'orangé, herbe se faisant plus épaisse, plus courte, plus semblable à celle des plaines, et toujours je cherche dans les rumeurs un quelconque indice. J'ai passé tant de temps à tenter de le convaincre qu'il était temps de rentrer, et maintenant, je me trouve incapable de m'en réjouir. Idiote. C'est ce qui se passe quand on fait sa famille chez les Amputés, un jour ou l'autre, ils finissent toujours par rentrer, Tomas d'abord, Palareth désormais. C'est ainsi. Ils ne peuvent pas vraiment m'emmener avec eux après tout, peu importe combien j'en ai envie. J'appartiens à ce monde, pas au leur.

Enfin nous le trouvons, déchirure à peine scintillante suspendue dans les airs. On dirait une forme entraperçue du coin de l’œil dans un miroir ou une fenêtre, une impression de déjà-vue semblable à un fantôme, indescriptible, contre-nature, et pourtant là. Mes mains se crispent autour de mon lapin tandis que je l'observe, sourire aux lèvres. Je me sens triste, mais Palareth rentre à la maison. Je n'ai pas le droit de le rendre triste, pas aujourd'hui.

La phrase d'Avaïane me laisse dubitatif. Chercher un passage ? Là ? Maintenant ? Tout de suite ? Après un séjour dans une forêt mortelle pour la mémoire ? Avec mes bottines pleines de boue ? Sans bagage ? Enfin ce n'était pas vraiment comme si j'en avais eu en venant, on ne nous laisse pas vraiment le temps de faire nos valises avant de traverser et mes effets personnels et précieux tenaient dans mes poches. Mon seul bagage avait été perdu depuis bien longtemps hélas et je rentrerai sans, la tête basse et l'épaule dépourvue du kilo et demi qui la considérait comme un perchoir.

Je ne sais pas trop pourquoi je la suis, me laissant entrainer alors que l'appréhension monte, peut-être un brin d'excitation aussi, probablement due à toutes ses questions qu'elle me pose, comme si elle tenait à me donner envie de traverser à nouveau ce passage dont j'ai cauchemardé durant des mois. Je lui répond avec un brin de nostalgie et d'amusement, avec beaucoup de mots qui s'enchainent encore et encore.

Pourtant le sourire fini par disparaître lorsque l'objet de mes mauvais songe se présente face à mon regard. Ce n'est pas celui par lequel je suis passée la première fois, mais cet éclat me fait frissonner d'effroi. Et si je restais mh ? Que se passerait-il après tout ? Je ne finirait pas dans les Limbes, ça c'est certain, puis hors des murs. Et surtout le Thé ! Mon dieu le thé ! Comment vais-je faire sans ce breuvage d'or étranger à ce monde, mon monde qui me paraît soudainement étranger. C'est tout de même un comble, avoir été jeté ici en trainant les pieds, en suppliant et ne pas vouloir en ressortir. Le regard d'Avaïane ne m'aide pas, seule famille que j'avais ici, horlogère de malheur qui a fini par régler mon problème de montre. C'est plus fort que moi, je ne peux m'empêcher de la prendre dans mes bras, de la serrer contre moi comme si ma vie en dépendait. Surtout je devais me retenir de pleureur, ça ne se faisait pas de montrer ce genre de faiblesse en public.

« Si tu savais comme j'ai peur Ava, combien tu vas me manquer, j'aimerai tellement pouvoir t’emmener et jamais je ne te remercierai assez. » Je ne l'avais pas lâchée, resserrant ma prise, peut-être un chouilla trop fort, avant de la relâcher et d'embrasser son front.  « J'ai un doute, de quoi j'ai l'air ? Pas trop d'épines dans les cheveux ? De mousse ? De terre ? C'est malin de vouloir me faire rentrer après une telle balade ! Je suis sûr que ça t'amuse en plus ! Allez ne pleure pas, je ne veux pas que tu sois triste, je ne vais pas mourir après tout, sauf si ce passage donne sur un chemin de fer et qu'un train arrive ou encore à plusieurs kilomètres dans les airs. Allez souris, que je ne me souvienne pas d'une horlogère boudeuse, enfin je suis certain qu'on se reverra. Je pourrais toujours voler des pommes pour qu'on me renvoie ici si tu me manques trop avec tout tes tics-tacs. Enfin je n'ai pas envie de te dire au revoir, c'est triste les au revoir. Je suppose que "A la prochaine" sonne mieux. Bref à la prochaine mademoiselle Maulindath, ce fut un plaisir. »

Dernière révérence, m'efforçant de sourire et de dissimuler mes doigts qui ne voulaient pas rester immobiles. Longue inspiration avant de retenir mon souffle, face à cet éclat nous reflétant. Ma main droite passe la première, testant pour m'assurer que ce passage n'était pas condamné, ce n'était pas le moment de me prendre un mur. Dernier coup d’œil aux pleines verdoyantes, aux forêts sinistres, aux champignons qui s'élèvent au loin, à Avaïane. Un pied se lève, suivit de près par son jumeau qui l'imite.